La pêche des écrevisses est pratiquée dans ma famille depuis plusieurs générations. Je me revois, très petit, au bord du canal de Bourgogne, jouant à l’ombre de pommiers avec des seaux remplis d’eau pendant que mes parents relevaient leurs balances, occasionnellement garnies de quelques spécimens des précieux crustacés. Il y avait de petites sorties, un après-midi avec ma mère, mon père et mon frère, mais aussi, de véritables expéditions avec oncles et tantes, au bord des réservoirs du Tillot ou de Grosbois, par une chaude journée d’été. La présence de plusieurs personnes titulaires de la carte de pêche permettait l’utilisation d’une trentaine de balances réparties sur un parcours d’une centaine de mètres. Les engins étaient fabriqués à la maison avec du fil de fer, de vieux boulons, des bouchons de liège et de la ficelle. Le processus faisait intervenir, pour la confection du filet, une planche à clous, également faite-maison.
Chaque balance, eschée d’un morceau de pain emprisonné dans de la gaze ou dans un vieux collant, est placée au fond de l’eau, à quelques mètres de la rive, à l’aide d’une longue perche terminée par une fourche. Le même ustensile est réutilisé, une demi-heure plus tard, pour retirer la balance, et, si applicable, les écrevisses qu’elle contient. Les crustacés sont récupérés dans un seau, souvent porté par les enfants, puis transférés dans une bourriche après chaque tournée.
Au delà des gestes techniques, ces journées était remplies d’émotions et de ces petits bonheurs que connaissent bien celles et ceux qui savent profiter de l’instant présent. La joie de voir plusieurs écrevisses voltiger jusqu’à la rive dans une balance, le pique-nique en famille au bord de l’eau, les sons, les odeurs, les promenades sur la digue. Autant de souvenirs précieusement conservés depuis l’enfance.
Le plaisir de ces sorties familiales était prolongé par le repas au cours duquel le butin était consommé. Après avoir passé quelques jours dans de grandes bassines d’eau claire, les crustacés étaient cuits dans un court bouillon bien assaisonné. Leur dégustation était accompagnée d’histoires à travers lesquelles les enfants découvraient les exploits halieutiques de leurs ainés et de leurs ancêtres disparus.
Durant les années qui suivirent mes 12 ans, nous passions les vacances d’été au bord de la Vingeanne entre frères et cousins, sous la garde bienveillante et libérale d’adultes ayant eux-mêmes grandi à la campagne. C’était des vacances à la Pagnol, dans une ambiance qui rappelait celle décrite dans les célèbres romans « La gloire de mon père » et « Le château de ma mère ».
Il y avait des écrevisses dans la Vingeanne, de la même espèce que celles que nous pêchions en réservoir. Des écrevisses dites « américaines » (Faxonius limosus), introduites en Europe à la fin du 19ième siècle, et qui occupaient assez largement la niche écologique des variétés autochtones à pattes blanches et à pattes rouges, lesquelles s’étaient retranchées dans les ruisseaux.
En ces années 1970 – 1980, nous ne parvenions pas à pêcher les écrevisses de la Vingeanne avec des balances. Nous en capturions à la main quelques unes, dont la dégustation, après plusieurs jours d’efforts, relevait plus du folklore familial que d’un copieux repas. Il nous arrivait, à cette époque, d’aller pêcher à la balance au bord du réservoir de Charme, en Haute Marne, avec des résultats mitigés, entre bredouilles et bourriches pleines.
Devenus jeunes adultes, les enfants de ma génération ont perpétué cette culture vivante de la pêche des écrevisses. Je me rappelle une journée au bord du réservoir de Panthier, alors que je devais avoir 18 ou 19 ans. Avec deux petites motos, nous avions réussi à transporter, sur près de 30 km, quatre personnes, une caisse de balances, un panier repas et tout le saint frusquin. Ce fût une de ces journées dont on garde le souvenir, non pas en raison du nombre de crustacés capturés, mais par le sentiment de plénitude d’un moment passée entre amis, au bord de l’eau, dans l’insouciance de la jeunesse, à une période de la vie où on jouit de l’autonomie des adultes sans en avoir les contraintes ni les tracas. Ce jour là, j’ai savouré, face au soleil levant, les meilleurs croissants qu’il m’ait été donné de manger. D’énormes croissants achetés directement au fournil du boulanger du village voisin de Commarin alors qu’il terminait la cuisson de son pain. Je me rappelle aussi avoir aperçu l’écrivain Henri Vincenot faire quelques pas contemplatifs au bord du réservoir.
Au fil des années, nos parties de pêche à l’écrevisse se sont espacées à mesure que les crustacés se faisaient moins nombreux dans les plans d’eau de notre région. Il me paraît peu vraisemblable que cette raréfaction fût liée à la pression de pêche, parce qu’en vérité, même à l’époque de l’abondance, les écrevisses américaines étaient assez peu pêchées. A partir des années 1980, nous ne rencontrions plus d’adeptes de cette pêche et pourtant la population de nos crustacés préférés continuait de décliner.
Mais en 2006, il s’est produit un évènement inattendu. Intrigué par certaines rumeurs, nous avons mis des balances dans notre chère Vingeanne. Des balances eschées de morceaux de poissons et non de pain comme nous le faisions naguère. Lorsque nous les avons retirées, remplies d’énormes écrevisses aux reflets orange et bleus, nous avons été saisi par un mélange d’euphorie et de consternation.
Euphorie parce que nous n’avions jamais vu d’aussi grosses écrevisses. Chacune aurait pu contenir une demi douzaine de celles que nous pêchions naguère. Nous avons spontanément pensé à la tête qu’auraient faite nos ainés disparus s’ils avaient vu cela.
Consternation parce-que nous savions que ces écrevisses appartenaient à une espèce invasive appelée écrevisse signal, ou de Californie (Pacifastacus leniusculus). Il ne faisait aucun doute que leur présence aurait un impact négatif sur l’équilibre écologique de la rivière et les poissons qui y vivaient. De fait, nous avons assisté, dans les années suivantes, à une raréfaction de différentes espèces de poissons, à la disparition des nénuphars dans certaines parties de la rivière, et, incidemment, à l’annihilation des écrevisses de notre enfance.
Les nouvelles arrivées se sont rapidement répandues dans presque tous les cours d’eau de ma région, et plus largement en France. Elles sont succulentes et ont suscité un regain d’intérêt pour la pêche à la balance, mais il n’est pas certain que cela suffise à réguler suffisamment leur population pour éviter un problème écologique majeur, d’autant que les règles qui visaient initialement à protéger les écrevisses précédemment en place – telles que la nécessité d’un permis de pêche et la limitation du nombre de balances par pêcheur – ont été reconduites malgré la présence d’une espèce ayant apparemment un plus gros impact sur le milieu naturel.